Bois, orne de buffle noire et argent
10 (h) x 10 x 15 cm
1914
Boîte en bois signée par l'artiste
Une « vanité » japonaise
-Étude d’un okimono de Sukeyuki-
par Alain Briot*
*Alain Briot est docteur en médecine et membre de la Société asiatique (Collège de France)
Descriptif :
Okimono en bois sculpté représentant un serpent explorant un crâne à mâchoire articulée, aux dents rapportées. Les yeux du serpent sont incrustés de corne blonde sur fond de paillettes d’or, centrés d’une pupille en corne de buffle noire. La langue est rapportée en argent. Le crâne est de couleur blonde naturelle. Le reptile ainsi que les dents sont teintés de nuances d’ocre et de brun.
Dimensions : hauteur : 10 cm, largeur : 10 cm, profondeur (mâchoire ouverte) 15 cm.
À la base du crâne, sur le côté droit, dans un cartouche carré, signature de l’artiste 亮之翁刻 Sukeyuki-ō koku (Sculpté par le vieux Sukeyuki). A la base du côté gauche, dans un cartouche carré, figure un envoi : 為前川大人 Maekawa ushi no tame (Pour M. Maekawa). L’absence de prénom rend vaine toute tentative d’identification. Le terme 大人 (littéralement : « grand homme ») lu ushi était autrefois un titre honorifique appliqué aux personnages de quelque importance. A l’époque de la réalisation de cet okimono, les Maekawa étaient une riche famille de Nara.
Tomobako (boîte en bois) d’origine portant sur l’endroit du couvercle l’inscription Maekawa ushi no tame (Pour M. Maekawa), 髑髏蛇 Dokuro-hebi (Serpent sur un crâne) Sceau : 蟾亭/亮之 (Sentei/Sukeyuki). Sur l’envers : 大正三年十月Taishō sannen jūgatsu (Octobre 1914). 蟾亭亮之七十七翁刻 Sentei Sukeyuki nanajūnana ō koku (Sculpté par le vieux Sentei Sukeyuki à 77 ans) Sceau 泉 ( ?) / 亮之 Izumi Sukeyuki.
L’œuvre :
Au premier coup d’œil, on est frappé par le réalisme des os du crâne et de la denture, et l’on se dit que, par sa précision, l’œuvre de Sukeyuki peut aisément rivaliser avec les modèles anatomiques japonais de crânes en bois à vocation pédagogique dont la tradition commença avec Hoshino Ryôetsu, médecin de Hiroshima (1792), puis Kagami Bunken et Okada Banri, médecins d’Osaka du début du 19ème siècle etc. Mais si l’on porte un regard médical, on comprend vite que l’on a affaire non pas à une œuvre d’anatomiste mais à une œuvre d’artiste dont le but n’est pas de copier servilement la réalité, mais de faire illusion en jouant sur la frontière entre le rêve et la réalité. On passera volontiers sur quelques erreurs anatomiques telles que l’arcade zygomatique gauche non détachée de la paroi crânienne, la vacuité de la cavité nasale dépourvue du vomer et des cornets, des sutures crâniennes fantaisistes … On admirera le tour de force de Sukeyuki qui, au prix d’un compromis anatomique qui consista à verticaliser les cavités glénoïdes temporales pour y enchâsser les condyles mandibulaires coudés vers l’intérieur, réalise un crâne à mâchoire articulée inamovible, en évitant les habituels artéfacts métalliques à ressort. Il est vraisemblable que la mandibule n’a pas été rentrée en force, mais a été sculptée avec le crâne dans un bloc monoxyle.
Mais le plus étonnant reste à venir : lorsque l’on tourne l’objet, on a la surprise de voir que le crâne est sectionné selon un plan de coupe vertical inhabituel, frontal postérieur, passant en arrière des apophyses mastoïdes, ce qui lui donne l’aspect de l’envers d’un masque. Cette illusion est renforcée par le fait que l’endocrâne ne comporte plus aucune structure osseuse anatomique, empreintes vasculaires, sutures crâniennes, selle turcique etc. (Si Sukeyuki l’avait voulu, il eut été facile pour lui de les représenter). C’est en quelque sorte, l’envers du décor : seules des traces de coups de gouge drus tapissent entièrement les surfaces osseuses d’un endocrâne devenu muet, évoquant l’envers d’un masque de nō ! Qui plus est, sur les tranches de section osseuses, Sukeyuki a imprimé au poinçon un pointillé régulier qui évoque beaucoup plus la texture d’un bois de bout, qui n’est pas celle du matériau utilisé, que la structure spongiforme d’un os plat. Le serpent, lui, reste réaliste de bout en bout au point de paraître vivant et il serait faux de parler d’une œuvre inachevée. Au final, l’artiste n’a pas sculpté dans le bois un serpent prenant possession -ou sortant- d’un crâne, mais un serpent prenant possession -ou sortant- de la sculpture en bois d’un crâne. Saura-t-on jamais quelle signification l’artiste a voulu donner à cette sorte de « mise en abîme » de vanité ? En brouillant les frontières entre l’œuvre et son modèle, entre le réel et l’artifice, l’artiste veut-il nous rappeler que notre passage sur terre est un jeu théâtral où tout n’est qu’illusion ?
L’artiste :
Izumi Sukeyuki 泉亮之, de son vrai nom Izumi Toyojirō泉豊次郎, naquit le 11ème jour du 9ième mois de Tenpo 9 (2 février 1838) dans le village de Banba , canton de Sakata en Ōmi (actuellement dans la commune de Maibara, département de Shiga). Il était le fils ainé d’une famille de commerçants et agriculteurs. Dès la petite enfance, il étonnait son entourage par ses dispositions artistiques. A l’âge de vingt-cinq ans, au hasard d’une tournée à Takayama dans la province de Hida, il tomba en arrêt devant les œuvres du sculpteur Matsuda Sukenaga 松田亮長 (1800-1871) célèbre pour ses netsuke et ses okimono de reptiles et de batraciens et décida de se tourner vers la sculpture en le prenant pour modèle. En hommage à Sukenaga, il prit pour nom d’artiste Sukeyuki dont la première partie est commune avec celle de son maître. Il acquit rapidement une renommée qui lui permit d’abandonner les affaires familiales et de se consacrer entièrement à son activité artistique. Dans l’esprit de l’école de Hida, il fit sa réputation sur ses sculptures de crapauds et de serpents, d’où son nom d’artiste Sentei 蟾亭 (Le “Pavillon aux crapauds“), et aussi de crânes. Les sculptures de serpent explorant un crâne, qui réunissaient habilement les deux sujets pour lesquels il était passé maître, devinrent son cheval de bataille. On raconte que Sukeyuki avait été chercher ses modèles dans de vieux tumulus et qu’il avait suivi des cours d’anatomie auprès d’un ami médecin pour bien connaître les insertions musculo-tendineuses. C’est en 1891 que se situe un épisode fameux qui accrut la réputation des crânes de Sukeyuki et les entoura d’une aura quelque peu maléfique. Lors d’une visite officielle au Japon, le tsarévitch Nicolas (futur tsar Nicolas II) acheta, le 10 mai, un crâne au serpent de Sukeyuki. Le lendemain même, il fut victime d’un attentat. Un des policiers chargés de l’escorter lui porta un coup de sabre au visage. Il dut la vie sauve à son cousin le prince Georges de Grèce qui para le deuxième coup avec sa canne, mais il garda une cicatrice de 9 cm de long sur le côté du front. Malgré les excuses de l’Empereur Meiji qui s’empressa de venir au chevet du blessé et la démission des ministres de l’intérieur et des affaires étrangères, les historiens spéculeront plus tard sur l’influence de cet incident sur les actions qui amenèrent plus tard la guerre russo-japonaise de 1904-1905. Cet épisode fâcheux n’entacha en rien la renommée de Sukeyuki qui obtint un prix pour un de ses crânes à l’exposition universelle de Chicago (Columbian World Fair) de 1893. Mais Sukeyuki ne se cantonna pas à ses sujets macabres : la canne entourée d’un serpent du premier ministre Okuma Shigenobu (1868-1912) est restée célèbre. Mentionnons également la sculpture d’un couple de passereaux mejiro (Zosterops japonicus) en cage commandé par la Maison impériale pour le mariage du prince héritier Yoshihito en 1900. En 1920, peu avant sa mort à 82 ans, il réalisa une magnifique statue du héros mythique Yamato Takeru no Mikoto pour le sanctuaire shinto situé au sommet du mont Ibuki.
Connotations symboliques :
Devant la ressemblance troublante entre le crâne au serpent de Sukeyuki, héritier des netsuke-shi de l’école de Hida, et certaines vanités en bois, ivoire ou céramique de la période baroque du Nord de l’Europe, on est en droit de se demander s’il n’y a pas une influence occidentale, ou une source commune. A priori, l’idée n’est pas si absurde. La célèbre planche anatomique du squelette à la bèche, connu sous le nom du « squelette fossoyeur » du De Humani corporis Fabrica de Vésale (1543) influença l’iconographie anatomique européenne jusqu’à la période romantique. Elle fut introduite au Japon au tout début du 17ème siècle par Narabayashi Chinzan dans son traité de chirurgie Geka sōden adapté d’une édition hollandaise des Dix livres de chirurgie d’Ambroise Paré qui l’avait reproduite. Mais dans un pays où l’incinération remplaçait l’inhumation, quel sens pouvait-on donner à ce squelette fossoyeur devenu squelette jardinier ? A vrai dire, pour cette image du serpent explorant un crâne, on chercherait en vain un lien entre l’Europe et le Japon, tant il est vrai qu’elle précède de part et d’autre les premiers contacts entre les deux extrémités du monde. Il faut admettre qu’elle s’est imposée d’elle-même ici et là dans ces périodes médiévales troublées où gibets et charniers envahis d’herbes folles et de serpents faisaient partie du paysage quotidien.
Le thème du Memento mori est universel. En Occident, il rappelait que la vie humaine est précaire et qu’il fallait être toujours prêt à bien mourir pour gagner le bonheur du Ciel dans la vie éternelle. Au Japon, la précarité de la vie humaine est la même, bien sûr ; mais il faut traverser une interminable série de morts et de renaissances avant d’entrer dans le Nirvana, le paradis de Bouddha. Au Japon, le crâne blanchi dans la lande, nozarashi ou sarekôbe, est un thème pictural classique dans la peinture zen. Cette école bouddhique japonaise vient du Chan chinois, école bouddhique créée sous les Tang, fortement influencée par les textes taoïques en particulier le Zhuangzi (4ème -3ème siècle avant notre ère). Un apologue célèbre, bien connu au Japon, raconte que Zhuangzi trouva un crâne sur le bord du chemin. L’ayant ramassé, il s’en fit un oreiller la nuit suivante. A minuit, le crâne lui apparut en songe et entra en conversation avec lui. Le crâne le renseigna sur l’au-delà. Laissons-lui la parole :
Le crâne dit : Après la mort, plus de supérieurs ni d’inférieurs, plus de saisons ni de travaux. C’est le repos, le temps constant du ciel et de la terre. Cette paix surpasse le bonheur des rois. – Bah ! dit Zhuangzi si j’obtenais du gouverneur du destin que ton corps, os, chair et peau ; que ton père, ta mère, ta femme, tes enfants, tes connaissances te fussent rendus : je crois que tu n’en serais pas fâché ? -Le crâne fronça les sourcils, retroussa le nez et dit : non ! je ne renoncerais pas à ma paix royale pour rentrer dans les misères humaines. (Zhuangzi, chap. 18, D)
A la fin du même chapitre, un épisode semblable rapporté à Liezi pose en ces termes l’énigme métaphysique de la mort :
Liezi au cours d’un voyage prenait son repas au bord du chemin lorsque soudain il aperçut un vieux crâne au milieu de touffes d’herbes. Il arracha les herbes, pointa l’index vers le crâne et lui dit : « Seuls toi et moi savons que tu n’es ni mort, ni vivant. Es-tu vraiment malheureux ? Suis-je vraiment heureux ? »
La glose chinoise explique comme suit ce passage sibyllin qui ne peut se comprendre que dans l’optique du cycle des morts et des renaissances :
Dans la perspective du vieux crâne qui personnifie l’homme mort, la vie est sa mort et la mort est sa vie. Dans la perspective de Liezi qui représente l’homme vivant la vie est sa vie et la mort est sa mort. Ainsi, la distinction entre la vie et la mort ne représente qu’un point de vue relatif. Au point de vue absolu, on ne sait si un être est vivant ou mort.
Parmi d’innombrables peintures zen sur le thème du crâne blanchi dans les herbes folles se, citons un takuhon (estampage blanc sur fond noir) de Itō Jakuchū (1716-1800), portant en exergue le kōan « A chaque âme, un sac de peau (une enveloppe charnelle) ; à chaque sac de peau, une âme ». Ou encore, le dessin plein d’humour de Sengai Gibon (1750-1837) représentant un crâne sur lequel des roseaux sortent des orbites et de la cavité nasale. Le texte accompagnant le dessin dit : « Bien et mal sortent-ils des yeux, de la bouche ou du nez ? ». Il joue sur le double sens de yoshi et ashi, deux appellations du roseau, homonymes de bien et mal. On le voit, dans ces vanités zen, rien de tragique ou d’angoissant, bien au contraire : un serein détachement et la dérision d’un calembour.
Une autre connotation qui s’attache aux vanités japonaises, aujourd’hui oubliée mais certainement prégnante à l’époque où Sukeyuki réalisa son œuvre, est la connotation héroïque avec l’exaltation du sacrifice de soi jusqu’à la mort. A l’ère Meiji, le Japon était parvenu en deux décennies au rang des grandes nations en se dotant d’une armée et d’une marine modernes. Ses récentes victoires militaires sur la Chine (1895) puis la Russie (1905) entraînèrent un fort sentiment d’orgueil national et de patriotisme dans la population. Nous avons le souvenir d’un tonkotsu (tabatière) de Meiji à décor de crâne et de serpent dans les herbes, portant en exergue un distique en chinois classique « Les âmes des héros dont le flot grossit depuis mille ans, protègent ardemment le Pays des Dieux (le Japon) ». Rien ne prouve, bien sûr, que telle était l’inspiration de Sukeyuki, mais il est permis de penser qu’à cette époque, cette dimension patriotique contribuait à rendre populaire ce type d’objet.
Il nous reste à parler du thème du serpent dont le symbolisme ambigu ne fait que compliquer davantage les connotations multiples et contradictoires qui se dégagent d’une telle œuvre.
Le serpent, qui se distingue de toutes les autres espèces animales, revêt dans toutes les parties du monde une charge symbolique à la fois positive et négative. Dans la Bible, il représente le Malin qui tenta Adam et Eve au Paradis terrestre, l’inspirateur du péché originel. Mais il est aussi le symbole de la prudence à travers le serpent d’airain de Moïse et est parfois considéré comme le précurseur du Christ en raison de sa puissance salvatrice que l’on retrouve en Grèce dans le caducée. Au Japon, il est le messager de la déesse Benzai-ten, déesse de la bonne fortune, commune au shinto et au bouddhisme. La mue caractéristique du serpent en fait le symbole de la résurrection dans la religion chrétienne et celui de la transmigration des âmes dans la religion bouddhique. Mais au Japon, cette symbolique métaphysique est occultée par une croyance populaire bien enracinée depuis les temps anciens, vivace jusqu’à l’ère Meiji, qui prêtait au serpent la faculté de se transformer à volonté en être humain, homme ou femme, de façon réversible. Les histoires fantastiques concernant de telles métamorphoses abondent tant dans les apologues bouddhiques du Moyen-âge que dans les kaidan, ces contes fantastiques de l’époque d’Edo dont les Japonais étaient si friands, inspirés de la littérature chinoise populaire des Ming et des Qing. Le serpent y est le plus souvent l’incarnation de la femme jalouse pleine de haine et de ressentiment à la suite d’un amour bafoué ou éconduit. La métamorphose en serpent peut se réaliser de vivo ou post mortem.
Parfois, plus subtilement, le serpent n’est pas la métamorphose d’un être humain, mais l’incarnation de l’obsession qui le ronge. Un dessin bien connu de Katsushika Hokusai, de la série des Hyaku monogatari, (Cent histoires fantastiques) intitulé Shūnen (L’obsession) montre un serpent lové autour d’une petite stèle funéraire. De nombreux indices, comme un bol à thé décoré d’un swastika et rempli d’un liquide bleu de Prusse désignent le défunt comme étant Hokusai lui-même et tendent à prouver qu’il a illustré sa propre obsession de peindre qui le poursuit au-delà de la mort.
On voit toute la sémiologie offerte à l’artiste et à l’écrivain de littérature fantastique. Et ce crâne -objet de Sukeyuki, dont on ne peut dire si c’est celui d’un homme ou d’une femme, donne lieu à toutes sortes d’interprétations. Le serpent représente-t-il l’âme d’une défunte, sortant de son crâne pour aller accomplir quelque sombre vengeance ? Est-ce l’incarnation d’une obsession féminine rejoignant après la mort l’objet d’une passion inassouvie, comme le raconte le moine Ichien Mujū (1227-1312) dans son recueil de contes Shasekishū (Collection de sable et de pierre) à propos de l’âme d’une jeune fille morte d’amour pour un jeune moine novice et devenue serpent rejoignant dans la tombe l’objet de sa passion lorsque celui-ci mourut dans la folie ? La production des derniers maîtres de l’estampe japonaise, de Katsushika Hokusai à Kawanabe Kyōsai, de Utagawa Kuniyoshi à Tsukioka Yoshitoshi, est là pour en témoigner : dans ce domaine, l’imagination des Japonais ne connaît aucune limite.
Cet étonnant okimono de Sukeyuki laisse, on le voit, le champ libre à bien des spéculations, gardant pour lui la plus grande énigme qui soit, celle de la mort.
Paris, mai 2018